Illustration: William HOGARTH, « Le Banquet ». © Soane’s Museum, Londres.
Ce texte a fait l’objet d’une publication dans The Conversation en décembre 2021.
(remerciements à Frédéric Regard pour l’autorisation de diffuser ce texte).
L’histoire du cinéma, de la peinture, de la littérature, fourmille de scènes de table. On songe au Repas de noce de Brueghel l’Ancien, aux innombrables « cènes » représentant le dernier repas du Christ, à ces tableaux emblématiques de la nation américaine que sont The First Thanksgiving de JLG Ferris, ou Freedom from Want de Norman Rockwell (« A l’abri du besoin »). Shakespeare nous invite au banquet de La Mégère apprivoisée, Fitzgerald nous convie aux fêtes de Gatsby, Virginia Woolf nous fait saliver sur un bœuf en daube dans La Promenade au phare.
Certains auteurs mettent la préparation du repas au cœur du récit, comme Karen Blixen avec Le Festin de Babette, immortalisé au cinéma. Nombreux sont les acteurs qui trouvèrent la consécration dans des films où Thanksgiving jouait un rôle majeur : Al Pacino dans Parfum de femme, Sandra Bullock dans L’Éveil d’un champion, Sigourney Weaver dans La Tempête de glace, Adam Sandler dans Drôle de monde. Notre mémoire collective est nourrie de scènes devenues mythiques, tirées de Barry Lyndon de Kubrick, du Parrain de Coppola, des Incorruptibles de Brian de Palma.
Le repas partagé ne saurait se concevoir seulement comme l’occasion d’ingérer une source d’énergie. La table signifie toujours plus qu’elle-même ; c’est une figure : elle est métonymique d’un contexte (la richesse de l’hôte, une période de crise), métaphorique d’une attitude (le raffinement, la générosité, l’avarice), symbolique d’une situation (Noël, la nation, le mariage, la rencontre amoureuse).
Mais quelle est la nature exacte de cette trouble fascination que les artistes éprouvent pour le repas partagé ? Pourquoi ressentons-nous, nous-mêmes, une telle excitation à prendre part à un repas de famille, et à en voir une représentation ?
Un premier élément de réponse relève de l’évidence : si nous tenons tant à voir ou à vivre un tel spectacle, c’est que ce que nous mangeons, comment nous le mangeons, avec qui nous le mangeons, où et quand nous le mangeons, structure l’histoire même de l’humanité : les « arts de la table », si l’on peut dire, sont des opérateurs de sociabilité, qui nous rappellent que nous sommes cet animal qui prépare sa nourriture, qui la partage, et qui en parle. Or, l’union sacrée qui semble devoir émerger de ces moments privilégiés peut aussi être mise à mal.
Un révélateur de dysfonctionnements
Dans le film Avalon, de Barry Levinson, un repas de famille organisé pour Thanksgiving tourne au drame. Le père donne le coup d’envoi du découpage de la dinde quand son frère arrivé en retard s’écrie indigné : « You cut the turkey ! » (« Tu as découpé la dinde ! »). Dans La Bûche de Danièle Thompson, ou dans Un Conte de Noël d’Arnaud Desplechin, le repas de Noël est l’occasion de raviver les plaies, de faire sortir les fantômes des placards familiaux. Parmi les scènes culte de tels dysfonctionnements, on se souviendra de celle du gigot dans Vincent, François, Paul et les autres de Claude Sautet, de celle du ragoût dans Que la bête meure de Claude Chabrol, de celle du repas de notables dans Coup de tête de Jean‑Jacques Annaud.
En vérité, il ne saurait y avoir de récit d’un repas collectif sans que le fantasme de l’unité familiale ou sociale ne menace de voler en éclats. Qu’un étranger s’invite, qu’un membre de la famille revienne d’une longue absence, que l’un des convives dise des horreurs, que quelque chose cloche dans une recette ou dans une attitude, qu’un invité ne mange pas, et tout l’ordonnancement symbolique de la fête en sera ébranlé.
Les repas collectifs sont hautement problématiques, dangereux, imprévisibles : caché au milieu des plats circule comme un pharmakon, une énergie agissant comme remède et poison tout à la fois.
D’où l’immense succès, marqué par les multiples adaptations théâtrales, du film Festen de Thomas Vinterberg, dans lequel cette précarité de l’harmonie familiale est placée au cœur même de la représentation, puisque le fils profite du repas de fête pour dénoncer la pédophilie du père. Le poison est le plus violent lorsque les tabous fondamentaux s’effondrent. C’est encore le cas dans Les Incorruptibles, où Al Capone (Robert de Niro) défonce le crâne de l’un des convives à coups de batte de base-ball, dans Hannibal, de Riddley Scott, où le maître de cérémonie (Anthony Hopkins) se délecte du cerveau de l’un des invités.
Inceste, meurtre, cannibalisme, autant d’interdits majeurs, qui se retrouvent subitement dans l’assiette, visibles, étalés, offerts à la dégustation du spectateur, en une monstrueuse abrogation des lois fondamentales du lien social. Monstrueuse, parce que la transgression des tabous qui crève soudain l’écran coïncide avec le moment le plus symbolique de la vie des hommes : ce moment du partage de la bête sacrifiée (la dinde, par exemple) comme gage de l’alliance sacrée de la communauté.
Rituel et sacrifice
Quelques apports théoriques seraient utiles à une analyse approfondie des scènes évoquées ci-dessus : Lévi-Strauss sur le « triangle culinaire » (le cru, le cuit, le pourri), où s’affirme une parfaite homologie entre cuisine et langage ; la quatrième partie de Totem et tabou, où Freud diagnostique la permanence de la structure sacrificielle, comme souvenir inconscient et répétition symbolique de la mise à mort du père de la horde et de sa dévoration par les fils.
Le sacrifice rituel, dont le repas collectif garderait la trace, serait à interpréter comme une mise à mort non criminelle, où se liraient tout à la fois l’aveu du meurtre originel et son rachat.
On comprend dès lors que la représentation comme l’expérience du repas partagé sont surtout une opération sémiotique qui subordonne l’acte de manger à la mise en scène d’un événement : la table fera advenir soit l’harmonie soit la discorde. Il peut arriver que le rituel ne fonctionne pas : que les codes ne soient pas respectés (découper la dinde avant que tous ne soient arrivés, insulter l’hôte, l’assassiner), que le convive ne mange pas (l’anorexique), qu’un étranger se mette à table sans y avoir été invité (le parasite, le revenant), qu’un « trouble-fête » déballe son sac (le secret de famille).
Quand l’art se met à table
Sans écarter ces références bien connues, c’est un essai plus confidentiel que nous proposons de relire. Dans son étude sur « l’ivresse des Grecs », Florence Dupont rappelle que l’épopée grecque était chantée lors d’un banquet sacrificiel, d’un symposium, dont la fonction était, par la circulation conjointe des mots et des mets, de renouer la relation des hommes avec la Mémoire divine du monde. Telle aurait été la fonction de la littérature : faire advenir une parole sans auteur, diluée dans l’oralité circulant entre les hommes. Littérature vivante donc, mise en bouche sur un mode poétique, éphémère, proche du moment musical.
Ce type de littérature se distinguerait dès lors de ce que nous nommons aujourd’hui la « littérature », devenue une aventure solitaire et personnelle. Le symposium permettait l’éclatement du principe d’individuation ; la littérature moderne témoigne d’une culture identitaire. En faisant jouer le symposium grec contre la cena romaine, le banquet rituel contre la table gastronomique, Dupont analyse la dégradation culturelle qui aurait marqué l’histoire des repas partagés tout autant que celle de la littérature.
On peut penser que les représentations artistiques du repas partagé nous parlent au plus haut point précisément parce qu’elles mettent en scène ces origines du banquet. Un film comme Un conte de Noël montre bien comment les liens familiaux s’écartèlent entre don de soi inconditionnel et haines individuelles recuites. Les arts jouent sur cette tension qui les fait osciller entre des régimes qui favorisent soit le collectif soit l’individuel. Or, cette tension perceptible dans les représentations ne serait-elle aussi comme une mise en abyme de la relation tendue qui lie l’artiste à l’institution ? L’auteur (dramaturge, romancier, peintre, metteur en scène) est celui qui participe et ne participe pas au banquet, se conduisant lui-même comme un hôte parfait, mais aussi, et en même temps, soit comme un parasite (celui qui s’assoit à table sans y être invité), soit comme un spectre (celui qui sort des coulisses pour révéler ce que les convives n’ont jamais voulu savoir).
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